A mon réveil, j’étais toujours apathique. Kendza essayait de me secouer pour que je réagisse mais rien n’y faisait. Elle allait donner ses cours sans moi. Je restais prostré dans sa chambre jusqu’à son retour. Elle avait inventé une histoire pour les autres sombres : j’avais été torturé et comme la punission n’était pas assez sévère, j’étais chargé de faire le ménage dans sa chambre : une tache insultante pour n’importe quel sombre.
Mais ce mensonge ne durerait sans doute pas. Il fallait que je me reprenne en main sinon j’allais droit à l’élimination comme elle me le disait. Même cette menace ne me faisait rien. J’avais l’impression que plus rien n’avait d’importance puisque celle avec qui je m’étais lié d’affection avait disparu : jamais plus je n’aurais droit à ses caresses tendres, ni à ses conseils et ses explications sur ces choses étranges que sont les émotions… Kendza commençait à perdre pied elle aussi. Elle avait menti à plusieurs reprises pour protéger un mâle. Elle prenait un risque énorme de perdre ses statuts. Mais je ne m’en rendais pas compte comme si j’étais déjà « éliminé ».
Khalara qui était parti en mission depuis plusieurs semaines, est revenue à ce moment là. J’entendais Kendza lui expliquer la situation. Elle me regardait toujours aussi impassible. Elle s’est approchée de moi : « alors petite tête, il t’arrive quoi? ». Je n’ai pas réagi. Elle m’a appuyé sur le front avec son doigt pour voir si je ne m’étais pas endormi les yeux ouverts. Je n’étais que chiffon ma tête s’est cogné contre le mur derrière moi. Elle a eu l’air surpris puis à recommencer pour voir si les mêmes causes auraient les mêmes effets. Elle a commencé à trouver çà drôle et a esquissé un sourire en se tournant vers Kendza : « T’as vu? ».
Le regard de Kendza était furieux. Elle a élevé la voix contre sa femelle qu’elle trouvait totalement inconsciente. Khalara était stupéfaite, c’était la première fois que Kendza élevait la voix contre elle. Elle s’est approchée d’elle et l’a prise dans ses bras comprenant enfin sa détresse et son angoisse. Tout allait bien se passer, elle allait régler la situation. Elle l’a embrassée tendrement.
Puis Khalara s’est tournée vers moi : « Debout morpion!!! ». La voix était tellement autoritaire que mon corps a réagi instinctivement en se redressant brutalement. « On va aller voir le truc qu’a pondu la pâlotte! ». Je la regardait comprenant à peine. Elle m’a conduit dans les dédales de nos souterrains jusqu’au lieu où on s’occupait des bébés sombres. Elle a demandé à la nourrice de garde où était le bébé de la pâlotte. Étrangement, elle a su tout de suite de qui on parlait. En effet, Amahya n’avait jamais perdu son surnom et il faut dire que Khalara était connue et respectée et qu’il n’était pas bon de désobéir à une femelle sombre de son rang.
Elle nous a conduit jusqu’à un berceau où un bébé très éveillé nous regardait avec curiosité. Je regardais l’enfant d’Amahya. Elle était belle aussi sombre que moi avec les cheveux de sa mère. La nourrice se demandait ce que nous voulions et nous lançait un regard interrogatif. Khalara a alors déclaré : « Ce bébé est sous ma protection! C’est compris!!! ». La nourrice a acquiescé. elle devait se dire qu’elle n’aurait pas intérêt à ne pas prendre soin de la petite si elle ne voulait pas avoir Khalara sur le dos. Puis Khalara a ajouté : « Je vais la prendre quelques heures! ». Cette affirmation ne souffrait d’aucune contestation.
Khalara a commencé à prendre le bébé par le pied en le soulevant la tête en bas. La petite ne disait rien devant sans doute trouver cette position étrange. Je voyais le regard inquiet de la nourrice puis Khalara m’a mis le bébé dans les bras : « portes la toi! ». J’ai pris maladroitement la petite contre moi. Nous sommes repartis sous le regard inquiet de la nourrice.
Arrivée dans la chambre de Kendza, Je me suis assis sur le lit tenant la petite contre moi qui me regardait toujours. Kendza a failli commencé une phrase de protestation mais Khalara lui a posé un doigt sur les lèvres. : « laisse faire la magie… ». Kendza ne comprenait pas. Khalara l’a tournée vers moi en la prenant par la taille : « Regarde! ».
Je souriais béatement. Le bébé était tout ce qui me restait de sa mère. Serait elle comme elle? Il fallait que je la protège. Elle n’avait plus que moi. Sans doute que Amahya aurait appelé çà l’instinct paternel… Mais, je savais que je voulais rester en vie pour elle.
J’ai regardé Khalara en lui souriant. Comment avait-t-elle su ce dont j’avais besoin, alors que je ne le savais même pas moi même? Comment cette sombre si peu démonstrative pouvait avoir eu l’idée de me mettre au contact du bébé ? Khalara était si secrète. Avec sa stature imposante et sa façon de parler en publique, on aurait pu penser qu’elle n’était qu’une brute incapable de sentiments. Pourtant, elle était capable d’une telle tendresse envers Kendza que je savais que cette brutalité apparente n’était qu’une façade comme savait si bien les construire les femelles sombres.
Kendza s’est approchée de moi pour regarder le bébé. Elle avait déjà eu deux enfants sombres mais comme à toutes les femelles, on les lui avait enlevé dés la naissance. Pour notre peuple, il fallait couper le lien maternelle dés la naissance car trop dangereux pour le clan. Les enfants sombres étaient tous élevés dans des crèches sans jamais connaître leurs parents. Et les parents ne connaissaient rien de leurs enfants, du moins la plupart du temps. Il arrivait parfois que certaines mères essaient de suivre de loin l’évolution de leur progéniture. Kendza n’avait jamais eu un bébé dans les bras et je voyais qu’elle regardait la petite avec envie. Alors, je lui ai tendu l’enfant.
Elle l’a prise maladroitement avec l’appréhension de ne pas savoir comment faire. Et puis, elle s’est détendue. Elle s’est mise à sourire attendrie. Je me demandais si notre peuple n’avait pas tord de séparer ainsi les femelles sombres de leur petit alors qu’elles avaient tant à donner. Khalara m’a fait sursauté quand elle m’a demandé quel nom je voulais donner à la petite. Je l’ai regardé éberlué. Moi ? donner un nom à une petite femelle sombre? Elle m’a regardé impassible: « Dépêche toi avant que je ne change d’avis! ». Des noms ont soudain tourbillonné dans ma tête. J’essayais de réfléchir à toute vitesse. Et puis soudain, un nom m’est apparu qui ressemblait à celui de sa mère: « Mahya ». « C’est pas mal! Adopté! ». Kendza souriait des dernières paroles de Khalara en la regardant amoureusement. Cette dernière lui rendait le même regard. Elle s’est approchée de nous.
Kendza lui a tendu le bébé mais elle a refusé d’un signe de tête. Elle a regardé l’enfant en lui tendant son doigt. De façon surprenante, Mahya l’a attrapé et a tenté de le mettre à sa bouche. Khalara restait interdite puis elle a finalement détaché son doigt et s’est éloignée en nous tournant le dos. J’ai vu Kendza froncer les sourcils. Elle m’a redonné l’enfant pour se diriger vers sa femelle. Elle l’a regardée surprise puis elle m’a dit d’un ton péremptoire : « Ramène l’enfant! ». J’ai obéi me dirigeant vers la porte. Khalara m’a lancé toujours en me tournant le dos : « Dis leur que je l’ai appelé Mahya! ».
J’ai ramené Mahya même si j’ai eu du mal à m’en séparer. J’ai fait mine de vouloir me débarrasser d’elle au plus vite pour ne pas qu’on soupçonne quoique ce soit. J’ai annoncé la « décision » de Khalara sur le nom de l’enfant. La nourrice a juste répondu : « Il sera fait selon son désir! ».
Je suis reparti et j’ai frappé à la porte de la chambre de Kendza. Personne n’a répondu pourtant je savais qu’elles étaient là. Je suis entré discrètement. Kendza serrait Khalara contre elle. Cette dernière semblait submergée par l’émotion que l’autre tentait de calmer. Je ne comprenais pas pourquoi mais je me suis approché pour me serrer moi aussi contre elles. Elles ne m’ont pas repoussé.
C’est Kendza qui m’a expliqué bien plus tard le pourquoi de la réaction de Khalara. Celle-ci n’avait jamais eu d’enfants ou du moins aucun qui ait survécu. Suivant les règles sombres, elle n’aurait jamais du avoir un poste à responsabilité si elle était incapable d’engendrer. Mais les qualités de Khalara étaient tellement grandes, que le conseil matriarcal avait décidé de falsifier la « vérité » pour le bien du clan. Alors que Khalara venait encore d’accoucher d’un enfant mort-né, on avait substitué celui-ci par un enfant bien vivant né quelques jours auparavant. Ce mensonge du conseil matriarcal pour garder un de ces meilleurs éléments au sein de ses troupes avait toujours énormément peser sur Khalara. Elle s’était toujours senti redevable. Mais surtout, il y avait ce sentiment d’échec qui lui était revenu brutalement avec la présence attendrissante de Mahya.
Moi qui pensait avoir tout perdu en perdant Amahya, je me rendais compte que je n’étais pas seul. Alors qu’elles ne m’avaient pas montré jusqu’ici beaucoup d’affection, Kendza et Khalara tenaient à moi et avaient tout fait pour me sauver. Et puis, il y avait Mahya : ma fille… c’était étrange de dire çà pour un mâle sombre. Mais qui étais je donc à part son père? Même si mes possibilités étaient des plus limités en tant que mâle, je comptais bien tout faire pour la protéger. J’avais désormais un but : je voulais voir ma fille grandir et évoluer au sein de la hiérarchie sombre. Qui sait ce qu’elle allait devenir? Mais comme tout père, je n’espérais que le meilleur pour elle et chez les sombres, le meilleur était de devenir Ilharess!