Eeri était repartie. Elle avait rencontrée Jalindra un peu par hasard au début, à moins qu’elle avait cherché à me rejoindre au pays des lacs. Jalindra avait du subir un interrogatoire et çà m’avait agacée. J’avais l’impression qu’Eeri surveillait toujours mes fréquentions comme une mère ou une grande sœur l’aurait fait. J’avais la désagréable impression d’être infantilisée comme si je ne savais pas faire mes propres choix. Du coup, je crois que j’ai été particulièrement rude avec elle, en lui faisant comprendre sans diplomatie que ce qu’il se passait entre Jalindra n’avait aucune commune mesure avec ce que j’avais vécu avant : en sous entendant donc, que ce que j’avais vécu avec elle était beaucoup moins fort. Elle ne m’en a pas voulu. Avant de partir, elle m’a même offert une hache magnifique avec sa signature.

La nuit qui a suivi son départ, j’ai fait un nouveau cauchemar au kirosta rouge et j’ai failli échapper à Jalindra. Il devenait évident qu’il fallait que je tente de soigner mon mal. J’ai écrit un izam un peu en catastrophe à Na Djaï’tal :
« Mon petit arbre bleu,

Je ne sais pas si Jalindra t’en a parlé mais j’ai encore visité la kitinière. J’ai bien cru que j’allais y rester cette fois là. Et cette nuit, j’ai encore eu un cauchemar violent où j’ai failli échappé à Jalindra. Je suppose qu’il a été provoqué par le départ d’Eeri.

Je ne sais quand tu pourrais être disponible pour ta petite reine d’ambre aux pieds nus mais je crois qu’il devient urgent que nous entreprenions ce Voyage avant qu’il ne m’arrive quelque chose…

Dis moi quand tu pourrais être là.

Shaakya. »

Heureusement il m’a répondu très vite :
« oren pyr ma reine,
je me sens désormais plus vaillant pour ce Voyage, et il ne me reste qu’une chose à faire avant de pouvoir l’organiser. Jalindra m’a parlé de ton escapade, et c’est en effet bien inquiétant que cela te reprenne alors même que tout devrait aller mieux.
Dès que tout est prêt, je te préviens.
Prends soin de toi ma reine,
Na Djaï’Ta.l »

Le soir même, nous étions tous réunis pour le Voyage à Dyron : Jalindra, Anyume, Na Djaï’tal et moi. Na Djaï’tal nous a conduit dans un lac de sève pure dans les sources interdites. Anyume s’est installée sur une butte au dessus de nous armée jusqu’aux dents pour surveiller les alentours pendant notre Voyage. Jalindra, Na Djaï’tal et moi nous étions plongés dans la sève du lac. Il nous a donné à boire une petite potion au goût âcre. Il a pris nos mains en commençant à psalmodier une mélodie entêtante.

J’ai eu l’impression de tomber mais je sentais que les mains de Jalindra et Na Djaï’tal me retenaient. J’ai plissé le nez : il y avait une drôle d’odeur de pourriture. Et en même temps, j’étais émerveillée par les lucioles et les pollens lumineux qui volaient autour de nous. Puis, il y a un bruissement sourd au loin comme le bruit du vent dans des feuilles.

Na Djaï’tal a murmuré doucement de nous répandre la sève qu’il nous avait donné sur le corps. Nous lui avons obéi sans poser de questions étant déjà un peu ailleurs. Cette fois, la chute a été brutale mais s’est arrêté aussi soudainement qu’elle avait commencé. J’ai senti la fraîcheur du vent sur ma tête et j’entendais des oiseaux pépier autour de moi. Mon corps me semblait terriblement lourd mais çà ne me faisait pas peur : j’étais bien… Et puis soudain, je me suis rendu compte que je n’étais plus une homine mais un arbre, un grand arbre élancé qui gratte la canopée… D’autres frères arbres étaient là m’assurant de leur présence amie et silencieuse. J’essayais de toucher les feuilles de l’arbre qu’était devenu Jalindra. Celle-ci semblait parler en langage de sève, tandis que je voyais des oiseaux en train de faire leur nid dans les branches de Na Djaï’tal.

J’ai senti sa main me serrer doucement comme pour me rappeler à lui sans briser le Voyage. A nouveau, il nous a tendu des fioles avec lesquelles nous nous sommes aspergées. J’ai senti soudain qu’un vent violent m’emportait pour se calmer légèrement avant de me déposer sur le sol. J’ai senti le sable jaillir sous mes sabots. Je ne voyais rien mais je savais que des amis étaient là près de moi. Il y avait de drôles d’odeur : des homins, des cloppers, des gingos, des kipees, mais surtout mes compagnons autour de moi, qui me protégeaient et m’accompagnaient dans ma course. Il y avait une odeur de prédateurs mais trop éloignée pour être inquiétante. J’ai entendu Na Djaï’tal pousser un cri de rassemblement. J’étais parmi mes amis messabs, j’étais bien. Je galopais autour d’eux pour exprimer ma joie. J’ai reniflé le museau de Jalindra pendant Na Djaï’tal fouaillait du museau dans mon flanc. Jalindra nous donnait de petits coups de museaux tour à tour. J’ai posé ma tête sur sa croupe. Soudain, Na Djaï’tal est parti au grand galop dans le vent nous invitant à le suivre sur le sable des lacs. Nous l’avons suivi joyeusement.

Nos mains se sont serrées, de nouvelles fioles de sèves sont apparues pour nous asperger. Notre galop s’est fait plus lourd. Na Djaï’tal louchait sur la trompe qui lui était apparu au milieu du visage. Quand à moi, je n’avais plus de sabots mais des énormes mains griffues à la place. Je m’amusais à balancer ma trompe en tout sens. Na Djaï’tal s’est mis à barrir amusé du bruit qu’il faisait. J’ai pris de l’eau avec ma trompe pour l’asperger. Anyume nous a raconté qu’à ce moment étaient arrivés quelques homins qui nous ont regardés nous éclabousser de sève un peu surpris. J’ai entremêlé ma trompe dans celle de Jalindra dans un geste tendre de deux mektoubs entre eux. Puis à nouveau, nous sommes partis dans un galop joyeux.

De nouvelles fioles ont été distribuées et nous nous sommes aspergés avec. Notre galop lourd s’est transformé en course. Je sentais une bonne odeur, une odeur de proies autour de moi. Je sentais la puissance dans chacun de mes muscles, la terreur autour de nous parmi les créatures que nous chassions. J’ai poussé un feulement tandis que je sentais le vent sur ma peau beige et noir, tachetée. Mon odorat était impressionnant, je sentais Atys autour de moi palpitante de vie : des odeurs lointaines, des homins sans intérêt, des mektoubs si tendres… Nous sommes partis en meute à la chasse. Je sentais la force de l’Écorce qui montait dans mes pattes, dans mes membres, dans mes crocs… Nous courrions dans les dunes de sciures avec mes frères varynx, les proies étaient là droit devant, j’avais envie de planter mes crocs dans leur chaire tendre et me délecter de leur sève…

De nouvelles fioles… A nouveaux, nous nous sommes aspergés. Les mouvements de ma course devenait moins gracieux presque patauds et mes pattes faisaient un drôle de bruit sur le sol. Elles étaient griffues. J’étais lente très lente et une bouche remplie de dents. Autour de moi, d’autre tyranchas. Des proies, passe non loin de là mais je suis trop lente alors j’attendrais qu’une autre soit plus près pour la dévorer…

A nouveau d’autres fioles. Des petites cette fois, pour Jalindra et moi et une grande pour Na Djaï’tal. J’ai senti mes membres se raidir, devenir dur comme de l’écorce, encore plus même… J’ai regardé autour de moi : des kitines!!! J’étais une kitine!!! Puis Na Djaï’tal a repris une fiole. Et je me suis sentie rétrécir aux côtés de Jalindra : nous étions redevenues nous même. Mais en face de nous un kitin grandissait, un kirosta rouge!!! J’ai hurlé : « Non!!! Non!!! ». Jalindra me serrait la main. Le kirosta devenait géant et je me suis sentie devenir toute petite.

Je me retrouvais enfant avec les cheveux longs en bataille. Je jouais à la poupée avec une larve de kitine. Je l’avais trouvée là et trouvait rigolo cette chose qui gigotait en tout sens, sans savoir ce que c’était. Mes parents étaient au plafond retenus par des lianes en train d’écarter l’écorce pour faire un tunnel et s’enfoncer plus profond. Ils étaient mineurs et cherchaient des matières premières de qualité. Kyshala était là aussi, elle n’était qu’une jeune adolescente. Elle a froncé les sourcils en me voyant jouer avec la drôle de chose : « Qu’est ce que… ». Et puis, un bruit de craquement, la poussière… J’ai toussé… J’ai regardé au plafond, il y avait un énorme trou… Dans un coin, un corps désarticulé… J’ai été voir… « Papa! ». Le kirosta rouge énorme s’approchait de ma mère blessée allongée sur le sol. Je voulais aller la voir mais elle me faisait signe de ne pas m’approcher… et soudain, le kirosta qui la transperçait de son dard. Je voyais le regard de ma mère se perdre et sa peau devenir blanche. Le kirosta a commencé à l’emmener en la traînant. J’ai couru pour lui donner des coups de pieds avec ma colère d’enfant. Le kirosta s’est tourné vers moi prêt à me transpercer mais il n’a finalement rien fait… l’odeur de la larve sur moi sans doute… Il est retourné sur sa proie, entraînant ma mère dans le noir.

J’essayais de les suivre mais quelqu’un me retenait. Je hurlais : « Maman, maman… ne me laisse pas… ». Quelqu’un me tenait fermement dans ses bras et m’emportant à l’abri : Kyshala. J’ai tenté de lui dire : « Je veux voir maman… ». Mais elle continuait de m’éloigner. J’ai demandé en sanglotant : « Où est maman? Elle va revenir hein? ». Kyshala ou Jalindra, je ne sais plus, me disait : « Elle est partie… ». Je ne comprenais pas : « Si elle est partie… elle va revenir? ».

J’entendais une drôle de mélopée mais çà m’agaçait, comme le bruit gênant d’un insecte. Kyshala a dit doucement en me serrant contre elle : « Non… elle ne reviendra pas… Il faut partir… ». De grosses larmes de douleurs coulaient le long de mes joues puis je me suis mise à crier : « Tu mens!!! Elle va revenir!!! Elle va revenir… ». Je serrais mes poings de petite fille plein de rage, me plantant les ongles dans les paumes. Je voulais retourner là bas… Jalindra ou… Kyshala ? me regardait dans les yeux : « Reviens avec moi… avec ta bek-i-bemaï… ».

Je ne la voyais pas vraiment. J’ai froncé les sourcils : « bek-i-bemaï » ? Je connaissais ce mot… mais… ce n’était pas un mot que me disait Kyshala… Qui m’appelait comme çà ? La mélopée se faisait plus forte, je reconnaissais deux voix mais… je ne me souvenais pas de qui… qui me fredonnait cette chanson pour m’endormir ? Je regardais la personne en face de moi. Elle me murmurait encore quelque chose en me serrant contre elle : « Reviens… je t’en prie… à jamais réunies… ».

Et soudain, je l’ai reconnue : Jalindra, ma bek-ibemaï! Je n’étais plus une enfant depuis longtemps, j’ai émergé enfin de mon état hypnotique et je lui ai murmuré : « Pour toujours… à jamais réunies ma bek-i-bemaï. ». Je me suis blottie contre elle. Elle me serrait dans ses bras en tremblant. Na Djaï’tal et Anyume ont cessé de psalmodier comprenant que j’étais enfin revenue.

Je tentais de retenir mes larmes. Anyume me regardait inquiète : « Est-ce que… ? ». Jalindra me regardait elle aussi avec angoisse : « Tu es là ? ». J’ai caressé sa joue : « Je suis là… ». J’ai posé mon front sur le sien en répétant : « Je suis là… ». Elle tremblait toujours quand elle s’est tournée vers Na Djaï’tal et Anyume : « On a faillit la perdre non? ». J’ai caressé son dos tendrement pour la rassurer. Na Djaï’tal a soupiré : « C’est pour ça que je voulais vous faire voyager partout sur l’Écorce avant, pour vous rassurer. Il fallait que vous le fassiez sans savoir pourquoi, car c’est difficile à comprendre vu de l’extérieur. J’ai essayé de prévoir ça progressif… ».

Jalindra a dit doucement : « En tout cas, on a la réponse… ». Il a froncé le masque : « La réponse ? Je n’étais pas là, je n’ai pas vu… J’étais… j’étais autre chose à la fin. ». C’est alors qu’Anyume a demandé avec angoisse : « Est-ce que que… c’est fini ? ». Na Djaï’tal a caressé sa joue avec tendresse : « Yui, c’est fini. ». Elle a demandé : « Shaakya ne va plus faire de cauchemar ? ». Jalindra a dit doucement : « C’est à Shaakya d’en parler maintenant… ».

Alors, j’ai expliqué, ce que j’avais compris : mon cauchemar récurent était en fait le souvenir de la mort de mes parents, un souvenir que j’avait enfoui au fond de moi pour me protéger. Tout s’éclairait soudain : mes fuites continuelles dans la kitinière, les coups de pieds que je donnais au kirosta rouge, cette fascination pour les trous au plafond et ce réflexe de survie que j’avais en me frottant aux larves… Kyshala m’avait sauvée la vie à l’époque, c’est elle qui m’avait emportée loin du kirosta alors qu’elle n’était qu’une adolescente. Il y a quelques jours, Jalindra avait déjà presque intuitivement trouvé que le lieu que je voyais dans mon cauchemar était un véritable lieu. Nous avions même recherché avec Anyume, des endroits sur l’écorce qui pourraient y ressembler…

J’ai serré Na Djaï’tal contre moi en le remerciant. Il m’a rendu mon étreinte : « Je suis heureux que ça t’ait aidé, ma reine. Tu sais que tu n’es pas seule, maintenant, face aux Kitins. Ce sont les Kitins qui sont seuls… ». J’ai remercié aussi Anyume pour sa présence, elle avait veillé sur nous tout le long de notre voyage, vérifiant qu’aucune créature ne vienne nous croquer. Et pour finir, j’ai embrassé le front de Jalindra en la serrant contre moi : « Merci ma bek-i-bemaï! ». Elle m’a murmuré : « Je serais toujours là… ». J’ai caressé sa joue : « Moi aussi… ».

Nous nous sommes ensuite tous retrouvés sur l’île de Kyshala. Na Djaï’tal était arrivé en premier et nous attendait sur la plage faisant mine d’être arrivé depuis longtemps : « J’ai failli vous attendre! ». J’ai couru sous l’écorce et j’ai crié : « J’ai gagné!!! ». Il a protesté en souriant : « Ah né, c’était sur l’île! ». Jalindra a ri : « Il ne passe pas sous l’écorce… ». J’ai ri aussi : « Justement! C’est pour être sûre de gagner! ». Nous avons tous éclaté de rire.

Na Djaï’tal et Anyume se sont installés sous la deuxième écorce et Jalindra et moi sous notre écorce habituelle. Elle a préféré quand même prendre mes pactes et attacher la petite liane entre nos deux poignets, au cas où. Pendant la nuit, Jalindra a eu le sommeil particulièrement agité semblant parfois rugir, barrir, s’étirer, tout ceci ponctué de mouvements saccadés. Elle a murmuré dans son sommeil : « Viens avec moi, ne reste pas là bas… Ne suis pas ton passé, suis ton avenir… ». Elle s’est mis soudain à crier : « Non! Ne la suis pas! ». Elle a semblé ensuite courir après quelque chose. Je l’ai serrée contre moi en la berçant doucement : « Je suis là mon amour… Je suis revenue près de toi… A jamais réunies ma bek-i-bemaï. ». Elle a ouvert des yeux hagards en se cramponnant à moi. Elle s’est calmée petit à petit pour finalement me demander comment j’allais. Je l’ai rassurée, m’inquiétant plutôt pour elle. Elle m’a caressée tendrement le dos : « Ça va… Je pense que le moment où j’ai senti que tu te perdais dans l’autre monde m’a perturbée… Mais j’ai réussi à te ramener… Donc ça va aller… Je t’aime… ». J’ai répondu à son baiser aussi tendrement qu’elle puis je lui ai murmuré : « Je t’aime ma bek-i-bemaï… C’est grâce à toi que je suis revenue… quand j’ai entendu le mot « bek-i-bemaï » et « à jamais réunies »… J’ai su que je n’étais pas dans un monde réel et qu’il fallait que je te rejoigne… ».

J’ai posé mon front sur le sien me perdant dans ses yeux. J’ai fini par venir goûter ses lèvres avec sensualité. Nous nous sommes serrées l’une contre l’autre pour nous rendormir d’un sommeil plus apaisé.

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