Je me nomme Shaakya. Je suis une fyros.
J’ai été élevée par les parents de ma cousine Kyshala quand les miens sont morts dans un accident. Ils étaient mineurs comme ceux à qui on a reproché d’avoir déclenché le Grand Essaim. Le travail était dangereux, ils le savaient. Mais les risques pris étaient compensés par la qualité de l’ambre découvert. Mais cette fois là, la racine qu’ils tentaient de retenir a cédé, les tuant sur le coup. Mon oncle, mineur lui aussi, m’a ramené dans sa famille.
Au début, j’étais une petite enfant sauvage, rebelle et douloureuse. Kyshala plus âgée que moi a su m’apaiser et m’apprivoiser. Je lui en ai voulu quand elle est partie à la surface. Mais, je savais que la vie dans les profondeurs lui pesait. Elle avait besoin de sortir de ce sentiment d’enfermement et de découvrir autre chose.
Les années se sont écoulées. Elle m’envoyait régulièrement des messages. Et puis, des incidents ont commencé à se produire. De plus en plus souvent, même dans les profondeurs, il arrivait de croiser des Kitines. Le père de Kyshala s’est fait tué par un de ces éclaireurs isolés. Et puis, il y a huit ans maintenant, les aventuriers sont revenus délaissant les nouvelles terres à la voracité des kitines… Du moins ce qu’il en restait. Ils avaient dû fuir empruntant un arc-en-ciel, la plupart était horriblement mutilés, très peu étaient indemnes.
La mère de Kyshala était une soigneuse. Elle soignait continuellement les nouveaux arrivants jusqu’à la limite de l’épuisement. Je passais mon temps à surveiller l’arrivée de Kyshala mais comme tant d’autres, elle n’est jamais revenue. Le flot des arrivants s’est tari plus personne ne venait. L’arc-en-ciel s’est refermé. Kyshala n’était pas là…
Sa mère a fini par retrouver une rescapée des légions Fyros : Eeri. Celle-ci était dans un état terrible. Quand on lui a demandé si elle connaissait Kyshala, elle a eu une expression douloureuse. Elle nous a expliqué que quand elle s’était rendue compte que son amie ne l’avait pas suivie dans l’abri de l’oasis secrète des Kamis, elle était retournée au delà de la barrière de protection. Elle n’a pas retrouvé son corps sans doute dévoré par les kitines. Il ne restait d’elle que son cube d’ambre.
Adolescente en rebellion continuelle, j’étais furieuse et pleine de rage, j’ai du traiter Eeri de tous les noms, lui reprochant de ne pas avoir sauvé ma cousine. La mère de Kyshala m’a giflé, me faisant taire. Je l’ai regardé stupéfaite. C’était la première fois qu’elle le faisait. J’ai vu la douleur sur son visage qui ressemblait tellement à la mienne. Mais, je n’ai pas voulu pleurer devant Eeri et je me suis enfuie.
J’ai fugué pendant des semaines, refusant de retourner auprès de celle qui m’avait élevée comme sa propre fille. Quand je me suis décidée, à revenir. C’était trop tard… Ma mère adoptive était morte d’épuisement d’avoir tant soigner les siens et sans doute, parce qu’elle n’avait plus envie de lutter. J’ai vu son corps qu’on emmenait au bûcher. Je crispais les mâchoires refusant de me laisser aller.
Et puis j’ai senti qu’on m’observait. C’était Eeri. Je lui ai lancé un regard haineux. Elle m’a fait signe de la rejoindre. Je me suis enfuie refusant la main qu’elle me tendait. Connaissant parfaitement, les recoins secrets des racines, je n’ai eu aucun mal à lui échapper malgrè ses tentatives pour m’attraper.
J’ai erré pendant plusieurs mois avec les gamins des rues : des orphelins comme moi dont on ne savait plus quoi faire. Ils étaient si nombreux, il y avait eu tellement de pertes homines. L’adolescente que j’étais, était heureuse d’être libre sans contrainte même si la faim me tenaillait parfois. Pourtant le soir, il m’arrivait de pleurer : le manque de chaleur homine, l’indifférence de certains, la violence et la cruauté des autres étaient une souffrance quotidienne.
Je regardais certains de mes compagnons d’infortune tentés par l’appel de la Goo… Les yeux émerveillés qu’ils avaient… Tout semblait plus facile avec cette substance. J’ai voulu essayer moi aussi. J’avais ma première boulette de Shooki gavée de Goo entre les mains. Je la regardais en me demandant si j’allais y goûter ou pas… Je savais qu’elle rendait dépendant mais je voulais juste ressentir un peu de bonheur même artificiel…
Une gifle monumentale m’a sortie de mon indécision, balançant au loin la boulette mauve. Eeri était là devant moi, pleine de rage contenue : « Kyshala ne serait pas fière de toi! ». Qu’est ce qu’elle en savait d’abord? Je me suis jetée sur elle pour la frapper. Mais que peut faire une adolescente face à une légionnaire aussi expérimentée. Elle m’a pris par le col me traînant jusqu’à une taverne, me jetant presque sur un tabouret et me mettant une choppe de bière de Shooki sous le nez : « Bois! ». Je l’ai regardé avec défi et j’ai bu d’un trait la choppe. Elle m’en a resservi une… ou plusieurs… je ne sais plus…
Je ne me souviens plus grand chose de cette soirée. Je suppose que j’ai du déverser toute ma rancoeur contre elle et tous ses légionnaires qui m’avaient pris ma cousine. Je crois aussi que j’ai beaucoup pleuré : la douleur de toutes les pertes que j’avais subi s’exprimant enfin. Le lendemain, un seau d’eau glacée m’a réveillée en sursaut : « Debout! ». J’ai regardé Eeri, éberluée par ce traitement qu’elle m’infligeait : « J’ai besoin d’une partenaire d’entrainement, et tu feras l’affaire, à défaut d’autres… ». Je la fixais incapable de comprendre, la tête dans un étau et la bouche pâteuse. Nous avons couru longtemps, jusqu’à mon épuisement complet. Je pensais que ce serait tout mais après çà a été l’entrainement au combat. Je suis retombée sur ma couche le soir exténuée sans même avoir mangé.
Le lendemain, çà a recommencé encore et encore. Je ne cherchais plus à lutter. J’encaissais ce qu’elle me faisait subir. Je savais qu’elle le faisait uniquement pour me sortir de mon état dépressif : la douleur du corps faisant oublier la douleur de l’âme. Mais, je suppose que cela lui faisait du bien à elle aussi qui avait perdu la plupart de ses amis légionnaires.
Les années ont passé. J’étais devenu adulte et bien plus apaisée que je n’avais été durant mon adolescence tourmentée. Eeri et moi étions devenues des amies. J’avais même adopté sa coiffure : les cheveux coupés au ras du crâne. Mais j’avais opté pour un tatouage couleur sang comme une marque des souffrances que j’avais subies.
Eeri ne m’avait jamais cachée qu’elle souhaitait faire renaître la Légion Fyros et reconquérir les terres perdues. Elle allait retourner à la surface. Elle m’a observée : « tu veux venir? ». Evidemment que je voulais venir : Eeri était devenue ma seule famille et je voulais suivre les pas de Kyshala. Et si je pouvais tuer quelques Kitines pour la venger, ce serait encore mieux. Eeri a eu un petit sourire.
Nous avons fait notre paquetage contenant nos maigres richesses et nous nous sommes mises en route.